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Les vagabonds du capitalisme
Les vagabonds du capitalisme
Important moment de syndicalisme international en ce mois d’avril à Athènes. Les conférences mondiales Poste et Télécom se sont succédées, à peine entrecoupées par le congrès européen d’UNI syndicat global, dont le syndicat de la Communication est membre depuis sa création. Quelques quatre cents délégué(e)s représentaient en Grèce les 15 millions de membres de notre internationale. Pour la Suisse, Michel Gobet – qui est par ailleurs trésorier mondial d’UNI – et Christian Levrat ont participé à ces conférences, rejoints pour le sommet européen par le nouveau coprésident d’UNIA Andi Rieger et Hans Kern, de Comedia.
Le congrès mondial d’UNI Telecom, les 20 et 21 avril 2007 a donné l’occasion de prendre la température, ou pour les plus pessimistes de constater les dégâts. Mais aussi de discuter les stratégies de résistance syndicales. Et de notre objectif commun : défendre une vision à long terme du monde des télécommunications, hors des modes technologiques et des stratégies à très court terme des actionnaires.
Et s’il faut retenir une leçon du bilan exhaustif auquel nous nous sommes livrés à Athènes, c’est probablement celle-ci : une ombre plane sur le monde économique et celui des télécoms en particulier: celle des fonds d’investissement, les private equity, ces vagabonds du capitalisme financier, au premier rang desquels figurent les britanniques de “Blackstone”. Ces groupes financiers se reposent sur la force boursière des fonds de pension les plus importants et sur des crédits bancaires. Ce mode de financement, et les coûts qu’il implique, les pousse à procéder à très court terme, et à rechercher une rentabilité importante pour leurs investissements.
Pour ce faire, ils prennent le contrôle – total ou partiel – d’une entreprise pour en extraire la substance. Leur stratégie est pratiquement toujours la même : désintérêt complet ou presque pour le moyen et le long terme, limitation des investissements au strict nécessaire, restructuration de l’entreprise de manière à isoler - puis à vendre - les aspects les plus rentables de ses activités, attaque brutale sur les droits syndicaux et le statut des salariés.
Dans chaque secteur d’activité global, les fonds d’investissements jouent un rôle déterminant. Un dollar sur cinq investit dans une acquisition/fusion provient directement de ces derniers.
En Suisse, beaucoup ont vu l’ombre du groupe Laxey derrière la stratégie suicidaire de Martin Hellweg à Swissmetall. On s’inquiète même toujours davantage de l’influence qu’ils exercent sur Implenia, avec presque un quart de la capitalisation de la société née de la fusion de Zschokke et de Batigroup. Et le Syndicat de la Communication se réjouit d’avoir pu empêcher la privatisation de Swisscom. Car dans le monde globalisé où nous vivons, le risque de voir l’entreprise tomber dans le giron de ces vautours du capitalisme est important. Comme Philipp Jennings, le secrétaire général d’UNI le souligne : « Chacune, absolument chacune, des entreprises privées cotées en bourse est une cible potentielle des private equity ».
O2 : les salarié-e-s perdent leur fonds de pension en 15 minutes
Une collègue de la CWU (Communication worker’s union, notre correspondant britannique) est venue témoigner d’une expérience ahurissante. Une expérience qui montre la brutalité, la rapidité et le manque total de scrupule de ces fonds.
O2 est en Grande Bretagne une grande compagnie de téléphone mobile. En 2006, elle a été rachetée – au soulagement des syndicats anglais - par le groupe espagnol Telefonica. Si les syndicats étaient soulagés, ce n’est pas tellement en raison d’une amitié historique avec l’Espagne, mais bien parce que la compagnie avait trouvé un allié stratégique susceptible d’investir à long terme.
Malheureusement, une année plus tard, commencent à circuler des rumeurs sur les intentions de Telefonica de se séparer de sa filiale britannique. Un groupe d’investisseurs australiens, Macquarie, se met sur les rangs. La CWU s’annonce immédiatement auprès de ces derniers pour faire part de sa volonté d’entretenir avec eux des relations au moins aussi étroites qu’avec l’ancien propriétaire. Le syndicat informe également ses membres qu’il entend mener des discussions avec les nouveaux propriétaires sur la préservation du régime de retraite spécifique à l’entreprise, négocié et appliqué depuis des années.
Il y a peu, la CWU reçoit par téléphone l’annonce que la vente s’est faite, et que les nouveaux actionnaires ont immédiatement pris le contrôle de la direction d’O2. Un quart d’heure plus tard, nouvel appel en forme de coup de massue : la nouvelle direction vient de décider unilatéralement de supprimer entièrement le régime de retraite, et refuse la discussion avec les syndicats. Décision irrévocable.
TDC / Sunrise
La situation n’est guère meilleure dans les plus petits états, dont les sociétés nationales ont été privatisées. Les dernières péripéties de la bataille danoise – où travaille maintenant l’ancien patron de Swisscom Jens Alder – doivent nous inciter à réfléchir.
TDC, la maison mère de Sunrise au Danemark, a fait l’objet d’une prise de contrôle d’un groupe d’investisseurs regroupant 5 fonds d’investissements anglo-saxons : le Nordic Telecom Company. Ces investisseurs, comme souvent, s’étaient endettés pour procéder à cet achat. Jusque là, rien d’anormal.
Ce qui l’est plus, c’est la méthode choisie pour rembourser ce prêt : transférer la dette à TDC, du moins en grande partie. Ainsi, un fonds s’endette pour acheter une société (souvent de manière inamicale), mais c’est ensuite cette société qui rembourse le prêt. En clair, ces fonds d’investissement empruntent, s’offrent des dividendes mirobolants, et exigent de leur victime qu’elles remboursent.
Et les victimes, ce sont les salariés : TDC annonce des suppressions d’emplois annuelle correspondant à 7% de ses effectifs, des restructurations massives sont mises en œuvre, et les rumeurs sur une vente des activités de la compagnie à l’étranger s’intensifient. Des milliers de salariés paient les frais des jeux financiers de quelques requins. Tout cela pour rembourser une dette qui n’a profitée qu’à quelques requins.
Deutsche Telekom
Ce qui se passe aujourd’hui à Deutsche Telekom doit nous donner à réfléchir : l’entreprise allemande exige une baisse massive des salaires de ses employé-e-s. Si toutes les mesures proposées sont appliquées, Ver.di (notre syndicat partenaire en Allemagne) estime que les pertes salariales pourraient se monter à 30 % au moins. Face à l’intransigeance de la nouvelle direction de Deutsche Telekom, le syndicat a déjà déclenché plusieurs grèves d’avertissement, qui ont réuni des dizaines de milliers de salariés.
Et que découvre-t-on derrière le durcissement très net des positions de l’opérateur allemand : un private equity, le groupe Blackstone, qui vient de prendre le contrôle de 5% du capital (ce qui en fait le plus gros actionnaire privé) et qui exige des restructurations rapides et profondes, afin de soutenir le cours de l’action.
La Conférence mondiale UNI Telecom a débattu de cette situation. Pour nous les choses sont claires : si Ver.di perd la bataille initiée, nous serons soumis partout à des pressions salariales massives. Et nous avons écrit au président de Blackstone, Steve Schwarzman, avec une clarté rare: si Blackstone persiste à agir en violation évidente des droits syndicaux les plus élémentaires, les syndicats feront pression sur leur fonds de pension pour qu’ils ignorent le groupe à l’avenir, qu’ils retirent leurs avoirs. Ceux-ci se montent au moins – et pour les seuls syndicats américains – à 5 milliards de francs.
Philipp Jennings critique brutalement le rôle du représentant de Blackstone dans les conseils d’administration de plusieurs entreprises : Lawrence Guffey est responsable des difficultés de Deutsche Telekom, les méthodes de Blackstone et des autres vagabonds du capitalisme mondial mettent en danger des milliers d’emplois, les conditions de travail et de vie de plusieurs milliers de salariés et de leurs familles.
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Commentaire
Un nuage de criquets
La Grèce est le berceau de la démocratie. Tous les orateurs de la 2ème conférence mondiale télécom ou du congrès d’UNI Europa qui y faisait suite l’ont dit. Elle est aussi et plus récemment, un des lieux où des syndicalistes ont payé leur combat au prix du sang : durant la 2ème guerre mondiale, puis face au régime des colonels, ils ont porté et gagné leur liberté d’expression, le droit de s’organiser librement dans des syndicats indépendants, de défendre la dignité des travailleurs.
Dans les salles de conférence, beaucoup de héros de ces combats syndicaux. En Grèce bien sûr, mais aussi en Amérique du Sud, en Asie ou en Afrique. Et une question qui résonne alors que se succèdent à la tribune ceux et celles qui dénoncent les pratiques des fonds d’investissements, des rapaces du capitalisme moderne. Quelle liberté nos frères et sœurs de lutte ont-ils conquise ?
La liberté de faire des affaires au mépris de toute règle éthique ? La liberté de piller des entreprises qui emploient des dizaines de milliers de personnes ? La liberté de monter des opérations financières qui conduisent les salariés et leur famille à la misère, pour la plus grande gloire des quelques investisseurs, patrons anonymes d’entreprises sans attache géographique, invisibles aux yeux du public et des autorités ?
Mettre de la lumière dans l’ombre
Les salarié-e-s doivent prendre conscience des nouvelles menaces qui planent sur nous. Tout entreprise privée est aujourd’hui une cible potentielle, en Suisse comme ailleurs, en Suisse peut-être plus qu’ailleurs. Et nous devons réagir, vite et de manière déterminée.
D’abord en sortant de l’ombre ces conglomérats d’investisseurs. En parlant et en écrivant sur eux, sur leurs pratiques, sur l’immoralité de leurs affaires.
Lorsque des groupes se fixent comme objectif non par de gagner de l’argent grâce à leur participation à une entreprise, mais par la destruction systématique de l’entreprise elle-même, les syndicats doivent désigner clairement l’adversaire, l’attirer à la lumière, le contraindre à rendre compte de ses pratiques, ses réseaux, ses objectifs.
Notre ami Philipp Jennings avait tracé le chemin: « Donner une réponse sur le plan syndical, c’est sortir les fonds d’investissement de l’ombre, lancer un débat public, avec les universités, les médias, les gouvernements. Mettre de la lumière dans l’ombre. Grâce à UNI, on a plus parlé de ces fonds d’investissement dans les six derniers mois que dans les cinq dernières années. C’est un premier succès, mais il est insuffisant.
Nous devons poursuivre le combat et nous interroger sur notre responsabilité et nos moyens d’action syndicaux. Ces fonds sont alimentés par les caisses de pension, par l’argent des travailleurs. Nous avons un bras de levier extraordinaire pour les discipliner. Les syndicats, et le nôtre également, doivent réfléchir sérieusement aux pratiques de placement des caisses de pension dont ils portent paritairement la responsabilité. Il ne suffit pas de poser quelques principes sur la sécurité des placements, d’exclure le marché des armes et quelques secteurs particulièrement amoraux. Il faut élargir la réflexion et utiliser le capital des salariés pour défendre les salariés.
Et il faut réfléchir sur le plan législatif. Bien sûr, me dira-t-on, mais comment légiférer sur le plan national face à des acteurs globaux ? Des acteurs qui fondent sur une entreprise comme un nuage de criquets avant de repartir vers d’autres cieux et d’abandonner leur proie exsangue. Mais la Suisse doit être prudente : nos entreprises sont une cible facile pour ces gangsters du capitalisme : peu de protection contre les offres publiques d’achat, même hostiles, aucune limite aux manœuvres financières même les plus scabreuses, une protection de salarié-e-s pratiquement inexistante sur le plan légal.
Swisscom en point de mire
A considérer les évolutions les plus récentes du monde des télécoms – terrain de jeu favori du private equity – la question de la privatisation ou non de Swisscom acquiert une dimension nouvelle. Il ne s’agit pas uniquement d’empêcher la cession par la Confédération de sa participation majoritaire afin de préserver le service universel. Mais il s’agit aussi d’empêcher l’entreprise d’aboutir un jour dans le portefeuille de ces gangsters financiers, d’empêcher qu’elle ne soit contrainte de rembourser les dettes contractées par ses nouveaux propriétaires, d’empêcher qu’elle soit limitée dans ses possibilités d’investissement, d’empêcher que les salarié-e-s du groupe ne soit purement et simplement sacrifié-e-s.
Ce combat contre la privatisation de Swisscom ne résoudra évidemment pas la question des fonds d’investissement sur le plan global. Mais il met nos membres à l’abri – au moins partiellement – des folies que nous devons constater autour de nous. Il est déterminant, structurant, essentiel pour notre syndicat. Le Conseil fédéral entend revenir à la charge sitôt passé-e-s les élections fédérales. Nous devons l’en empêcher, mobiliser toutes nos ressources pour maintenir au parlement et dans la population la volonté de conserver notre participation majoritaire.
Nos prédécesseurs ne se sont pas battus, dans des conditions matérielles autrement plus difficiles que les nôtres, pour que nos libertés soient confisquées par les Blackstone de ce monde.
Christian Levrat